La notion de disparition et ses conséquences juridiques à travers le droit sarde et le droit français

Lucien Dalmasso - Avocat

Serge Goracci - 1732 Académie du Val d'Entraunes

1. les documents originaux

Document 1.Délibéré de la Cour du Parlement d'Aix-en-Provence dans l'affaire Magalon Antoine et sa transcription complète - 1736 LIRE ici
Document 2. Duplicata d'acte de notoriété du Parlement de Provence pour Pierre et Jean Honoré Pons contre Antoine Magalon et sa transcription complète - 1770 LIRE ici
Document 3. Il comporte trois actes réunis en un cahier relié à la ficelle et intitulé Actes de Pierre et Jean-Honnoré Pons du hameau de la Ribière présent terroir contre Antoine Magalon de cette ville par devant le judicature royale de cette ville de Guillaumes - Maître Jean-André Durandy , Secrétaire1772
  • 3.1 [LIRE ici] Acte par devant l'adjudication royale de la ville de Guillaumes en la personne du juge Pierre Jean-Jacques Leotardy. 19 août 1772

    Rappelons qu’en 1760, la place de Guillaumes est démantelée à la suite du traité du 24 mars 1760 rectifiant les frontières entre les royaumes de Louis XV et de Charles-Emmanuel III, Guillaumes est cédée à la maison de Savoie et le château est démantelé malgré la révolte de ses habitants. Les troupes françaises quittent la ville le 10 octobre et le commissaire sarde prend possession de la ville le 20 octobre. En 1770, Charles-Emmanuel III va promulguer une nouvelle version de la Royale Constitution de 1723. De fait, la procédure précédemment entamée par Honoré Magalon contre Pons Pierre et Jean Honoré se voit abrogée et les poursuites du dit procès interrompues.

  • 3.2 [LIRE ici] Testimoniales de rémission des comparants avec légitimation des jugement de Pierre et Jean Honoré Pons père et fils ménagers au hameau de la Ribière dépendant de cette ville de Guillaumes occupant en propre.16 septembre 1772
  • 3.3 [LIRE ici] Testimoniales de rémission de comparant de la part de Pierre et Jean Honoré Pons servant de réponse à celui de l’adversaire 19 septembre 1772 et Testimoniales de rémission de comparant de la part d’Antoine Magalon en réponse à celui des adversaires 23 septembre 1772

2. Les faits

L’affaire MAGALON : la longue vie d’un absent.

Le cas illustré dans le litige opposant Antoine MAGALON à Pierre et Jean-Honoré PONS fait référence à la notion juridique d’absence. L’absence est considérée en droit comme la situation de ceux qui ont cessé de donner de leurs nouvelles depuis un temps plus ou moins prolongé et dont l’existence est ainsi devenue incertaine. Honoré MAGALON fils est parti dans le Piémont en 1714 pour y travailler avec son père, Honoré MAGALON père. Au retour du Piémont, le père a déclaré que son fils était mort. De fait, celui-ci n’est plus réapparu dans sa famille et sa sœur, Marie MAGALON épouse PONS a pu disposer et jouir de ses biens jusqu’en 1750, date de sa mort. Son mari, Pierre PONS ainsi que son neveu, Jean-Honoré PONS ont continué à jouir des biens d’Honoré MAGALON fils après le décès de celle-ci. Estimant qu’en sa qualité de proche parent, les biens dont dispose Pierre PONS et Jean-Honoré PONS lui reviennent, Antoine MAGALON qui est le neveu de Marie MAGALON a engagé une instance judiciaire contre ces derniers. [ Lucien Dalmasso]

3. Disparition, absence et jurisprudence

Selon lui, en présence d’une situation d’absence, comme c’est le cas en ce qui concerne Honoré MAGALON fils qui n’est pas réapparu depuis 1714, il est de droit commun que la loi accorde à l’absent une vie de centenaire. Il en déduit que, sa mort n’étant pas certaine, Marie MAGALON n’a pu posséder les biens de son frère qu’à titre de dépôt mais n’en a jamais eu la propriété. Elle n’a donc pas pu en disposer et les transmettre à ses héritiers. A sa mort, les biens lui reviennent comme étant le plus proche parent. Le problème juridique qui se pose est donc de savoir quels sont les effets que l’on peut attribuer à la situation dans laquelle se trouve Honoré MAGALON fils qui n’est plus apparu à son domicile depuis 1714. La déclaration faite par le père de la mort de son fils vaut présomption mais cette présomption n’est pas assez forte pour être regardée comme une preuve complète du décès. Le père ne peut fournir aucun extrait des registres de la paroisse où il aurait été inhumé. Faute de pouvoir prouver le décès, il est donc impossible d’ouvrir sa succession. Cependant, pour surmonter la difficulté, on peut avoir recours à la notion juridique d’absence. Il suffit de considérer Honoré MAGALON comme absent depuis 1714 et examiner dans cette hypothèse à qui ont pu appartenir les biens qu’il avait lors de son départ ou qu’il a pu recueillir depuis lors.C’est un point sur lequel semblent s’accorder les protagonistes de cette affaire. Mais leurs positions divergent quant aux conséquences à en tirer. Le décès ne pouvant être établi, la situation de l’absent repose sur l’incertitude de son état actuel : ni mort, ni en vie. D’où les difficultés pour administrer son patrimoine ou le transmettre. Si aujourd’hui le Code civil aménage de manière précise (articles 112 et suivants) les conditions et les effets de l’absence, il n’en allait pas de même à l’époque où se situe ce litige. Avant la codification intervenue en 1804 avec l’instauration du Code napoléonien, il n’existait que des usages locaux et une jurisprudence incertaine. Le cas évoqué dans l’affaire MAGALON voit s’opposer deux conceptions différentes du traitement de la situation de l’absence, chacune soutenue par les deux parties au procès. Selon le droit romain, il est reconnu une présomption centenaire, profitant à tous les absents, selon laquelle toute personne dont la mort n’a pu être établie doit être présumée vivre jusqu’à cent ans. Antoine MAGALON, le neveu qui s’estime injustement dépossédé des biens devant lui revenir, soutient cette thèse. A l’inverse, Pierre et Jean-Honoré PONS, les ayants droits de la sœur de l’absent, invoquent les lois et la jurisprudence selon lesquelles l’héritage de l’absent doit être donné à ses plus proches héritiers au temps de son absence ou pour le plus loin dans les dix ans d’après son absence.

Selon que l’on adopte l’une ou l’autre des thèses exposées, les conséquences sur le patrimoine de l’absent vont être différentes. En effet, si l’on retient une présomption centenaire, l’absent doit être considéré comme toujours vivant et la transmission de son patrimoine ne peut avoir lieu. Ses plus proches parents, ayant la qualité d’héritiers, ne peuvent avoir que l’administration de ses biens, un peu comme le tuteur sur les biens de la personne placée sous un régime de tutelle. En revanche, selon les partisans de la thèse adverse, au bout de dix ans l’absent doit être considéré comme mort avec tous les effets liés au décès. Il s’agit là, on le conçoit, d’une mort fictive mais les effets produits sont les mêmes que lorsqu’il s’agit d’ouvrir une succession. Autrement dit les héritiers reçoivent les biens de l’absent mais à titre provisoire, cette situation pouvant toujours être remise en cause per le retour de celui-ci. Ainsi dans le cas de l’affaire MAGALON, si l’on s’en remet à cette dernière solution, ledit Honoré MAGALON doit être considéré comme absent à compter de l’année 1724, soit dix ans après son départ dans le Piémont. Sa sœur a donc reçu en héritage la possession et la jouissance de ses biens à compter de cette date et a pu les transmettre à ses propres héritiers à son décès survenu en 1750. De son côté, Antoine MAGALON, partisan d’une présomption centenaire, soutient que son oncle n’étant pas considéré comme mort, l’administration de ses biens confiée de son vivant à Marie MAGALON, n’a pu être transmise aux héritiers de celle-ci et doit lui revenir en tant que son plus proche parent. Les nombreux documents réunis dans cette affaire illustrent la bataille juridique que se livrèrent les descendants d’Honoré MAGALON pour conserver ou récupérer son patrimoine pourtant modeste. Il faut encore mentionner que ce litige ayant duré de nombreuses années, il fut tour à tour soumis aux lois françaises puis aux lois établies par la Maison de Savoie dans les Royales Constitutions. En effet, la ville de Guillaumes fut cédée par Louis XV à la Savoie par le traité du 24 mars 1760.

Ainsi le procès qui débuta en 1756, fut d’abord soumis aux lois et à la jurisprudence du Parlement de Provence. C’est par cette juridiction, saisie pour avis, que fut rendu un acte de notoriété le 21 septembre 1770. Selon les termes de cet acte _« quoique la loi accorde cent ans de vie à l’homme, cependant après dix ans d’absence ou de la dernière nouvelle de l’absent la possession et jouissance de la succession dudit absent est provisoirement accordée aux plus proches parents ou aux présomptifs héritiers en donnant par eux caution et que cette succession passe par la tête de leurs héritiers ou représentants pour en jouir jusqu’à ce que l’on ait des nouvelles de l’absent… »_. Cet avis du Parlement de Provence scelle la thèse défendue par les consorts PONS et on comprend que leur adversaire aura à cœur de contester la compétence de cette juridiction et de soutenir que la procédure de France se trouvant abrogée le litige devra être continué et poursuivi selon celle des Royales Constitutions qui elles font référence au droit romain. Le dernier acte de cette longue procédure est la décision rendue par le juge LEOTARDY le 17 mai 1773 qui absout Pierre et Jean Honoré PONS des demandes dirigées contre eux par Antoine MAGALON et condamne ce dernier aux dépens c’est-à-dire aux frais de procédure. Si l’on tient compte du fait que l’espérance de vie d’un homme était approximativement de 27 ans au 18ème siècle, on ne peut qu’approuver les rédacteurs du Code civil qui, en 1804, ont consacré une déclaration d’absence après une période de dix ans au détriment de la présomption centenaire du droit romain. Le combat judiciaire qui a suivi le départ d’Honoré MAGALON et dont les documents sont arrivés jusqu’à nous aura au moins eu le mérite de soustraire ce dernier à l’oubli. [ Lucien Dalmasso]

Lucien DALMASSO