Le parler d'Entraunes : l'Entrounenc

Lorsque René Liautaud rendit compte du travail du linguiste danois Andréas Blinkenberg dans la revue niçoise le Sourgentin (1) en 1976, la rédaction ne put s'empêcher de souligner combien les langues dites populaires étaient méprisées:

"Nous eussions préféré, dans le titre et le texte de l’ouvrage, l’expression « le parler d’Entraunes » plutôt que le « patois ». On sait avec quel mépris Paris a décrété que tous les dialectes d’oc n’étaient que des patois donc des parlers indignes de vivre, qu’il fallait donc détruire, par tous les moyens.»

Quel que soit le terme - parler, dialecte, patois, régionalisme, langue régionale etc - le débat n'est pas nouveau dans un pays où la culture jacobine prédomine. Cette réaction épidermique à l'échelon local des amoureux du haut-pays se transformera quelques années plus tard en débat national musclé (2) dans lequel Michel Debré s'abritant derrière l'ombre des grands anciens tel Jules Ferry dénonce une attaque contre la citoyenneté, reconnaître des langues particulières,revenant à reconnaître l’existence de groupes particuliers, au détriment du mythe fondateur de l’égalité de tous les citoyens membres du Peuple souverain un et indivisible. Rappelons les faits. En 1981 Henri Giordan est missionné par le ministre de la culture pour établir un rapport sur la question des langues régionales, rapport dans lequel Henri Giordan proposait précisément un nouveau concept de citoyenneté culturelle intégrant le pluralisme linguistique. Le 21 avril 1982, Michel Debré, gaulliste qui s’affirme volontiers jacobin, s’adresse au Ministre de la Culture Jack Lang pour décortiquer le rapport Giordan et lance cette attaque frontale

M. Michel Debré. — L’auteur auquel vous vous êtes adressé se situe à l’opposé de l’effort des générations qui par brassage ont fait la France, c’est-à-dire la nation.

M. Marc Lauriol.—Ils veulent la démolir.

M. Michel Debré.—Il se situe à l’opposé de la conception à la fois séculaire et républicaine qui a créé la citoyenneté française. Il se situe à l’opposé de la grande œuvre de l’Instruction Publique hier, de l’Éducation Nationale aujourd’hui.

M. Marc Lauriol.—Jules Ferry !

M. Michel Debré. — L’auteur se refuse à mesurer la promotion culturelle qu’a représenté et que représente toujours l’enseignement unique et uniforme de notre culture et de notre langue. L’auteur méconnaît totalement le fait que sciences et techniques constituent désormais une partie considérable de notre patrimoine culturel, et qu’il faut à tout prix maintenir le français comme langue de notre science et de notre technique. Mais au-delà que voit-on ? L’auteur auquel vous vous êtes adressé confond le respect que l’on doit à des traditions provinciales, à un certain mode de vie, à certains styles d’architecture, à des langues familiales volontairement maintenues, et dans un autre domaine, les facilités de transition que l’on doit à des minorités récemment immigrées, il confond tout cela avec une offensive délibérée contre l’unité de la République et contre la promotion des Français. Derrière cette confusion se dessine une grande ombre. L’auteur nous dit qu’il faut distinguer la citoyenneté culturelle de la citoyenneté politique. Qu’est-ce que cela signifie en bon français, si ce n’est qu’il faut distinguer désormais la citoyenneté ethnique de la citoyenneté nationale ? Or, qui dit ethnie dit race, et qui dit race dit inégalité des races (protestations sur les bancs des socialistes)

1. René Liautaud: Compte rendu de la thèse d'Andréas Blinkenberg sur le patois d'Entraunes

Andréas Blinkenberg (1893-1982)
lire la thèse

L’enquête

En Juin-Juillet 1938, puis, en janvier- février 1940, durant près de trois mois, professeur Andréas Blinkenberg, de l’université d’Aarhus au Danemark, séjourna à Entraunes afin d’enquêter sur l’état du patois local. Au cours de ces recherches – s’intégrant dans ses études sur le Provençal-Alpin – il fit appel à une quinzaine de témoins réguliers et nombre d’autres occasionnels, qu’il interrogea pour entreprendre le relevé systématique, non, seulement du vocabulaire, mais aussi de la phonétique et de la syntaxe propre au parler entraunois, cela d’après un questionnaire « constamment complété au cours de l’enquête, durant et entre les séjours ». Il s’agissait de déterminer « l’état présent du patois et non d’essayer de retrouver une étape plus ancienne de son évolution ».

Les résultats de l’enquête

ils ont été publiés en deux recueils, l’un en 1939, l’autre en 1940 par Institut for romansk Filologi, Aarrhus universsitei-Danmar. Dans le premier, douze chapitres sont consacrés à la phonétique, huit à la morphologie et la syntaxe, avec nombre d’exemples et quantité de remarques. Dans le second volume, on rassemble les données du vocabulaire autour de trois thèmes centraux : la vie agricole et pastorale, la nature, l’homme et la société que complètent : la nomenclature des « proverbes et dictons » connus à Entraunes, ainsi que celle des « lieux-dits » relevés dans les documents cadastraux de 1860-1870. Dans tous ces textes, mots et expressions du patois d’Entraunes sont donnés dans une transcription phonétique, d’après l’alphabet légèrement adapté, de l’association Internationale de Phonétique. Ce remarquable et précieux travail de recherches – qui doit longuement retenir l’attention de toutes ces parties – s’achève par une conclusion où M. A. Blinkenberg étudie l’évolution du patois entraunois. Caractérisée par les exceptionnelles difficultés des communications et le maintien, souvent pluri-séculaire des mêmes familles sur les mêmes parcelles, l’existence d’autrefois, dans le terroir d’Entraunes, avait favorisé la survie d’un langage, très proche du provençal d’origine. Alors le français ne s’employait que très rarement, surtout dans les documents officiels. La sérieuse amélioration des échanges avec la zone côtière, – fin du XIXe siècle – devait se marquer, sur le plan linguistique, par l’apport de termes et tournures de la région niçoise et, surtout par l’établissement d’un véritable bi-linguisme : patois, français.« Ces influences, précise M. A. Blinkenberg, _sont d’autant plus marquées qu’elles se font sentir dans une communauté dont la résistance diminue du fait qu’elle est en, déclin numérique». Une autre cause, plus importante encore, allait intervenir, la plupart des parents ayant pris l’habitude, pour diverses raisons, de parler le français à leurs jeunes enfants, cette dernière langue devait, insensiblement imposer sa suprématie et devenir pour les nouvelles générations, la véritable languie maternelle. Ce qui était vrai à l ‘époque de l’enquête, -1938-1939- l’est encore davantage de nos jours. Le nombre des habitants s’étant fortement réduit, le patois, se voit, non seulement de moins en moins parlé, mais de plus en plus contaminé par les influences extérieures.

Ces regrettables constatations nous font accorder encore plus grand prix aux résultats des patientes et fructueuses recherches de M.A. Blinkenberg, celui de fixer l’état du patois d’Entraunes – alors vivace – aux environs de 1940 (3).
Lire la thèse de Blinkenberg. tome 1.

2. René Liautaud, Essai de lexique français-entraunois avec correspondance en niçois

Partant du constat que la langue d'Entraunes -l'entrounenc- subissait de nombreuses transformations dues aux diverses "contaminations" du français et du "provençal de plaine" , conscient que le parler originel des Entraunois avait perdu sa fonction de langue principale et que l'utilisation de la langue entraunoise s'amenuisait de plus en plus, René Liautaud va mettre ses pas dans ceux des grands linguistes que furent Andréas Blinkenberg ou André Compan. D'abord de manière très pragmatique en continuant à parler la langue, à l'écrire, à diffuser dans la revue Lou Lanternin des textes ecrit en gavot notamment les contes et légendes du haut-Pays. Devant le péril (4) d'une perte irrémédiable de sa langue, il se lance dans la création d'un outil de travail - Le lexique français-entraunois- VOIR- (5) sorte d'aide-mémoire réalisé à partir de données recueillies chez les autochtones, données complétées pour les aspects phonétiques ou morphosyntaxiques au précieux ouvrage de Blinkenberg.

3. Albert Tardieu: L'Entrounenc

En 1978 Albert Tardieu fonda tout d'abord une association l'Académie du Val d'Entraunes qui s'était donné pour ambitieux projet de conserver l'identité entraunoise , préserver la langue et créer des synergies entres toutes les communes de la vallée afin de promouvoir l'identité culturelle du Val d'Entraunes. Puis naissait la revue Lou Lanternin, trait d'union de toutes ces bonnes volontés en lutte contre l'agonie d'un territoire et de sa langue. L'un de ces premiers objectifs fut de réhabiliter l'entrounenc et de donner aux jeunes et moins jeunes les premières leçons d'une langue en train de dépérir. Le premier numéro du Lanternin accueillit la 1ère leçon, la Phonétique puis dans le N°3 du Lanternin l'accentuation

Malheureusement, Albert Tardieu nous a quittés avant d'avoir pu réaliser sa douce utopie.

"Un Lanternin, ça n'éclaire pas beaucoup" disait il "mais vous verrez dans la nuit ça fait comme une étoile!"

4.Mandine Raymonde: le vocabulaire alpin

On rentre les foins à Estenc. Robert Gasiglia - Remi Mandine [fonds Gasiglia Robert]

Fille de Rémi Mandine, éleveur à Estenc, Raymonde Schaller a pu réaliser son enquête de terrain en enregistrant son père qui parlait bien evidemment l'entrounenc voire sa variante locale l'estenchoun... et nous offrir cette toute première systémisation du lexique gavot (7) propre à un territoire: le val d'Entraunes, systémisation qui sera complétée quelques années plus tard par René Liautaud.

5.Erard Patrick: Du patois à l'occitan

Suite à son passage à Entraunes, Patrick Erard en compagnie des Espélofits fit découvrir à une population entraunoise enthousiaste tout le charme des musiques provençales et le timbre des instruments anciens. Galoubet, tambourin, violon, mandole, vielle et accordéon mettaient en valeur les textes en patois d'une culture déjà presque oubliée.
Patrick Erard en profita pour s'inviter dans le débat des linguistes en proposant au Lanternin un article intitulé du patois à l'occitan (8) dans lequel il intervient sur les querelles concernant la prononciation ou graphie des langues patoisées.