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Cet article porte sur un document original se trouvant aux Archives de la Deputazione subalpina di Storia Patria de Turin - Palazzio Carignano à la cote: Provincia di Nizza, carton LII: vol 280 prov.Nizza, Mandato di Nizza.
« Itinerario di un viaggio nella provincia di Nizza eseguito nell’anno 1838 » [LIRE ici]
Les autres volumes concernant le voyage de 1845:
Vol. 281 prov.Nizza, Mandamento di Villafranca / Vol. 282 prov.Nizza, Mandamento di Tenda / Vol. 283 prov.Nizza, Mandamento di Sospello / Vol. 284 prov.Nizza, Mandamento di Monaco -
Cet article répond d'une certaine manière aux deux articles sur l'œuvre de Rovere:
Pene Vidari , Gian Savino. Les dessins et les notes du piémontais Clemente Rovere sur le comté de Nice et les Alpes-Maritimes dans "Du comté de Nice aux Alpes-Maritimes - Les représentations d'un espace politique et culturel dans l'histoire". Actes du Colloque de Nice 1999. Editions Serre, Nice. 2000. [LIRE ici]
Riberi, Mario. La “lecture” du territoire niçois par Clemente Rovere: une mémoire du passe pour la protection et la valorisation du paysage dans ""Production de la norme environnementale et codification du droit rural dans l’Europe méridionale entre France et Italie XVIIè - XXè siècles" . P.R.I.D.A.E.S. Serre éditeur, Nice. 2019. [LIRE ici] -
Transcription et traduction des notes manuscrites du document de Clemente Rovere: « Itinerario di un viaggio nella provincia di Nizza eseguito nell’anno 1838"
"Quando incominciai il lavoro non ebbi in pensiero se non che di ritrarre la figura di tutte le città borghi e villaggi del Piemonte, e di aggiungervi alcuni cenni descrittivi e statistici a minuto ragguaglio dei monumenti, edifizj e luoghi pittorici (…) e quantunque in questi limiti ristretta l'opera, veniva pure ad essere di mole non piccola” (1)
Il est difficile d’imaginer ce qu’a pu être un tel voyage si l’on considère simplement les infrastructures routières et les voies de circulations à cette époque-là. En 1838, peu de routes carrossables à l’exception de la voie littorale pour aller à Gênes ou à Toulon et la vieille route du sel devenue Route Royale (Reale Strada) pour aller à Turin par le col de Tende. La haute vallée du Var n’est accessible qu’en passant par le gué du Gabre de Bonson, Gilette, Puget Théniers et le col de Roua. Les échanges dans le haut-pays ne se font que par un réseau de chemins muletiers souvent escarpés et mal entretenus. Peu de voyageurs se sont encore aventurés dans cet arrière-pays. Les rares étrangers partent plutôt à la découverte du littoral, des rivages de cette méditerranée encore auréolée d’une image édénique dans l’esprit des élites étrangères qui viennent faire leur voyage d’Etudes (le Grand Tour) et retrouver les paysages chantés par les auteurs latins. Le tourisme montagnard n’était pas encore né. Seuls quelques cartographes, ingénieurs ou soldats, parcouraient ses montagnes aidés par les autochtones.
1. Le curieux Clemente Rovere
Fonctionnaire zélé et estimé de la Maison de Savoie, couvert d‘éloges, décoré en 1854 par Emanuele II, il a côtoyé les princes Umberto et Amedeo de Savoie mais est toujours resté un peu « à côté », à la marge tant et si bien qu’après sa mort prématurée à l’âge de 53 ans ... tout le monde l’a oublié.(2)
Clemente Rovere a tout d’un personnage romanesque. Mais pas à la façon d’un Rastignac clamant «à nous deux Paris ! ». Loin de lui l’idée de lancer un «à nous deux Turin ! »
Né en 1807 à Dogliani au cœur du Piémont, il s’installe dès l’âge de 19 ans à Turin avec pour seule aspiration d’obtenir un modeste poste de copiste dans l’administration de la Maison Royale.
Devenu fonctionnaire, Clemente Rovere apporte un soin scrupuleux à son travail de catalogage des archives. Humble et consciencieux, il accomplit sa tâche avec un sérieux de greffier. Discret, il reste en marge. Il n’en cultive pas moins une passion secrète, le dessin. Depuis sa tendre enfance, il cultive cette obsession. Et il déclare dans ses notes qu’il attend patiemment le farniente des vacances d'automne – à l’époque, les vacances se faisaient en automne, afin de ne pas manquer la saison de la chasse - pour confier à son crayon ses impressions de voyageurs et donner libre cours à sa passion voire sa déraison . Car il y a effectivement de la folie chez ce héros discret. Comme Jules Verne qui s’était donné pour but d’écrire un roman par pays jusqu’à couvrir la totalité du globe, Clemente Rovere poursuit un but secret, un « grand œuvre », celui de parcourir systématiquement le Piémont ancien et moderne, de le représenter avec des données historiques et statistiques piochés dans les archives et de dessiner ville par ville, bâtiment par bâtiment, place après place l’ensemble du territoire de la Maison de Savoie.
Son œuvre comporte plus de 600 lieux visités, des milliers d’esquisses, de dessins au crayon ou à la plume qui au final devaient rejoindre un projet colossal et couvrir près de 360 volumes. Son talent de dessinateur, sa grande expérience acquise dans les bibliothèques, ses dispositions pour la géographie obtenues par ses longues explorations du territoire font qu’on lui accorda rapidement des postes de confiance et des responsabilités. Ses dessins, sorte de recensement « visuel » des Etats de Savoie , le font remarquer et il est recruté comme membre correspondant de la Députation, puis présenté à Vittorio Emanuele II qui lui décerne une médaille d‘or et le charge d'accompagner ses deux fils dans les vallées piémontaises.
2. Les voyages de Clemente Rovere dans le Comté de Nice.
Ses voyages ne sont pas d’agrément mais entrent dans un programme et font partie de son « grand projet » commencé en 1826, celui de dessiner tous les territoires de la maison de Savoie (3) , de faire des dessins ou des esquisses dont il peaufinait les versions définitives une fois rentré à Turin.
Il effectue, sur son temps libre de l’engagement de sa fonction, trois voyages dans la province de Nice en1828, 1838 et 1856. Lors du premier voyage, il a vingt et un an. Il termine un tour en Ligurie par Nice dont il esquisse assez rapidement quelques monuments et paysages et des vues du littoral (la colline du Château, le port Lympia, Rauba-Capeu, Cimiez, le pont du Var, Villefranche).
3. Une vision romantique de la montagne ?
"Nous décrivons bien plus ce que nous sentons que ce qui est [J.J. Rousseau (4) ]
[Notes originelles de Clemente Rovere]
Attardons nous un peu sur ces notes. Elles sont minimalistes, sèches voire stéréotypées. En les considérant dans leur totalité, il apparaît à l’analyse que Rovere Clemente oppose, peut être inconsciemment, la « haute » montagne et la « moyenne » montagne , l’une relevant du topo "locus horribilis ou terribilis" l’autre plutôt du "locus amœnus". Une représentation binaire où un monde infernal serait le pendant d’un autre monde (n° 33) * qui s’ouvre à Puget-Théniers , celui des jardins heureux, des vergers accueillants, des oliviers (n°4,5,39,40), le monde où commencent les figues et les olives (n°31). La sortie de l’enfer de ces "affreux monts" ne nous plongera certes pas dans un Eden mais comme le souligne Mario Riberi pour le voyage de 1845 dans un "paysage serein "dans lequel sont mises en valeur des reliques du passé plutôt que des bâtiments et des édifices récents. (5)
Dans ses notes, Rovere semble accentuer la dimension « alpestre » des montagnes du comté de Nice, les montrant plus terribles qu’elles ne sont, un peu à l’image de ce que feront un peu plus tard dans leurs représentations picturales des Alpes-Maritimes les hivernants britanniques (6), les premiers à avoir composé une iconographie de ces paysages: dessins, aquarelles et gravures qui seront autant de représentations de leur imaginaire.
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Rovere grossit le trait, partagé entre effroi et beauté, porté qu’il est par une vision quelque peu romantique de la montagne, illustrée par son goût des contrastes et de la démesure (effrayants précipices n°12,13)*, par la puissance, la grandeur du décor, son immensité (précipices vertigineux, montagnes écroulées, torrents furieux). Elle lui apparaît comme effroyable (note n°3 :les précipices épouvantables et des altitudes effrayantes et sublime (des sites horribles et sublimes n°43 et n°46 des sites enchanteurs_).
Ses bribes de commentaires laissent transparaître en filigrane une nature idéalisée voire fantasmée où le sublime côtoie le pittoresque dans l’évocation de ces formes tourmentées (n°18 formes fantastiques), de la violence du relief (n°19 les falaises s’effondrent, n°20 montagnes écroulées) et de la singularité de ses formes.
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Il ne cache pas son enthousiasme à l’étape n°18 du col de Gialorgues devant les pics et des flèches de formes fantastiques et très singulières. Ce qui laisserait penser que Clemente Rovere est basculé dans son itinéraire du vallon de l’Estrop dans le vallon de la Roche trouée, relief plus conforme à ce qu’il décrit -Chaos sublime, Scène de fin du monde - avec à sa main gauche une grande montagne de calcaire blanc, nue, immense désert. Sur le point culminant des pierres stratifiées très inhabituelles qui pourrait correspondre au massif de Gorgias.
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Clemente nous montre une nature qui domine l’homme dans un chaos forcément sublime, au milieu de ces formes évidemment fantastiques, ces précipices assurément épouvantables et ces altitudes qui ne peuvent être qu' effrayantes!. L’homme est seul, voyageur en danger de mort, dans ces sites horribles et sublimes, seul dans cet enfer (n° 14) aux défilés profonds , aux montagnes rugueuses, aux grottes insondables, aux effrayants précipices, seul dans ces endroits laids et sauvages (n°16) où l’on meurt de faim et de soif» (n°35) , dans cette immense fissure où la Vésubie descend aux enfers (n°43).
Le sublime côtoie le pittoresque, mais c’est un sublime contrôlé, maîtrisé. Aucune exaltation du moi. Rovere n’est pas du genre à s’épancher. Ses notes ont gardé seulement les outrances du vocabulaire romantique, échos d’une sensibilité où l’exaltation reste cependant contenue, sans dimension métaphysique ou éthique ni esprit de révolte. Rovere apparaît un peu comme un « fonctionnaire » du voyage ou un fonctionnaire en voyage...
4. Clemente Rovere: un promeneur atemporel ?
A la vue du périple réalisé, Clemente est sans conteste un très bon marcheur mais pas vraiment un montagnard. Trop de superlatifs (monti altissimi, elevatissima Altezza eccessiva) cachent mal sa méconnaissance du terrain et son inexpérience de ce milieu. Quand on connaît les lieux, on ne peut que s’étonner devant la description de son périple vers le lac d’Allos – ascension qu’il qualifie d’extrêmement dangereuse et désastreuse avec une absence totale de chemin – et sur lequel il conclue La pena oltrepassa il piacere (en somme la somme des peines dépasse celle des plaisirs). Par où est-il donc passé ? Les chemins ne manquaient pas en 1838. A-t-il pris l'itinéraire du col de la Cayolle puis celui de la petite Cayolle dont le chemin dans ses derniers lacets demande certes un peu d’attention mais est loin d'être périlleux et conduire au désastre (pericolosa e disastrosissima)? A-t-il choisi le chemin du Pas du Lausson comme le suggèrerait son dessin?
Rien n’arrête cependant notre voyageur, ni la fatigue ni les périls de la montagne, ni les torrents effrayants ni les mauvais chemins. Tout à son projet, il arpente le Comté sans se soucier apparemment de ses populations. Cela ne semble pas être son propos. Aucune ouverture sur l’homme. Jamais aucun récit de personnes rencontrées, à peine évoque-t-il une maison de paysans lors de son passage à Estenc (n°20) et une nourriture excellente et un bon vin à Guillaumes (n°27) malgré une auberge passable et le retour enfin à la civilisation à Puget-Théniers (n° 33), la sortie du désert...(Si esce dal deserto)... il est à souligner que Rovere exclut délibérément de ses dessins comme de ses notes toute présence humaine. Sans avoir l’attitude détachée et parfois méprisante sur les hommes qu’avaient les voyageurs anglais dans nos contrées à cette époque, Clemente Rovere semble les ignorer. L’homme dans son œuvre se réduit à ces rares silhouettes servant uniquement, comme le souligne Mario Riberi (7) « de référence dimensionnelle afin de préciser l’échelle de l’image représentée » . Il est bon de rappeler toutefois que même à cette époque, les rues et les places représentées par l'artiste dans une solitude féerique étaient en fait pleines de gens, de charrettes et de chariots, de chevaux et de leurs excréments, de tonneaux et de bancs, de trabiccoli, de déchets et de puanteur en tout genre ; ainsi que d'une humanité essentiellement rachitique, sinistre et déchiquetée » (8) Les paysages restent vides, comme figés dans une « objectivité arrêtée d’éléments statiques" selon l'expression de Mario Riberi. A l’image de ses dessins, les notes de Clemente nous placent ainsi dans un monde quasi anhistorique, intemporel.
Le voyage de1838 ne présente ni dessins, ni croquis ni récit circonstancié mais de simples notules aux descriptions tellement sommaires en comparaison à celles de Fodéré (9) réalisées en 1801 sur le même itinéraire. Mais la comparaison s'arrête là. Le fonctionnaire autodidacte Rovere ne peut rivaliser avec le docteur Fodéré. Ils n'ont ni les mêmes compétences ni les mêmes objectifs. Clemente Rovere lui, n'a pas été missionné, il parcourt le territoire en "touriste" sur son temps libre.
Alors pourquoi ce choix si éloigné de son projet initial : « (...) la description minutieuse de chaque chef-lieu de mandement, et des communes qui en dépendent, seront mises à l’appui du texte des vues séparées de toutes les communes, de leurs principaux édifices, et des endroits du territoire qui sont remarquables par leur beauté, mais aussi par leurs formes étranges, des lacs, des cascades d’eau, des glaciers et cols alpins, et également des vues de l’étendue des vallées, des chaînes de montagnes, des côtes maritimes, et de tout ce qui peut servir à faire connaître, soit collectivement, soit petit à petit, nos provinces..."(10) Contraintes du voyage à pied, désintérêt pour ces petits villages , simple voyage pédestre d’agrément ? Saura - t-on jamais ? Il est clair toutefois que ces terres ne présentent pour lui rien de remarquable, aucun monument, aucune réalisation qui pourraient mettre en valeur la couronne de Savoie.
Que reste-t- iI de ce voyage de 1838? Ces quelques notes sommaires forcément décevantes qui loin de saisir, comme l’affirment Pene-Vidari (10 bis) ou Mario Riberi la spécificité du territoire niçois à savoir : le lien entre la ville et une partie importante de la zone montagneuse qui l’entoure, (11) ne fait que renforcer l’idée d’une dichotomie entre ce « monde » du haut-pays certes pittoresque mais sale, sauvage, laid et cet altro mondo qui commencerait à Puget Théniers, étape où l’on sort du désert pour entrer dans la civilisation. Il paraît évident qu'il n’y a , dans les notes de Rovere , aucune volonté d’analyse du milieu montagnard et des hommes qui y vivent, aucune ambition narrative mais un simple constat d’une nature difficile et quelques notations possédant la majorité des critères qui servent depuis l’époque romantique à établir la hiérarchie des attraits touristiques : celui de verticalité. plus c’est haut, ou plus c’est profond, plus le lieu mériterait la visite (altitude des cimes, profondeurs des gorges) puis la verticalité temporelle (plus c’est ancien plus on s’extasie) enfin le critère pittoresque se fondant sur le sentiment de réminiscence, de déjà vu. On ne découvre plus, on retrouve. Très loin de ce qu'aurait pu être un carnet de voyage, ces notes ne sont que des bribes d’informations qui tiennent plus du ressenti que de l'analyse.
Conclusion
Clemente a réalisé son grand œuvre. Il a, par ses milliers de dessins, couvert la quasi totalité des territoires de la Maison de Savoie. Son esprit de système l’a amené à parcourir chaque division territoriale, chaque province et chaque petit pays mais sur les 14 mandements du Comté de Nice , il n’en a finalement considéré que quatre (Nice, Tende, Villefranche et Sospel) , parmi lesquels seul Tende a été complètement décrit. Il privilégie sans conteste le littoral et la partie Est du Comté notamment la Route Royale qui reliait les états de Savoie à son unique débouché maritime le port de Nice et la rade de Villefranche. Fidèle à son Roi, Clemente ne pouvait, en fonctionnaire dévoué, que privilégier cette Reale Strada tant cette dernière est le symbole d'une victoire politique de la Maison de Savoie.
Autodidacte, Clemente Rovere nous donne dans ces dessins une représentation lisse du monde, de son époque, sorte d'instantané atemporel d'un monde figé. Et ces notes sont à l'image de ces dessins, stéréotypées. Elles trahissent l’image d’un homme entre deux époques d’un côté celle des dessinateurs et de l’autre celle des photographes (13). Et bien qu’on le présente souvent comme celui à qui l’on doit, par ses dessins la « documentation pré-photographique » la plus détaillée du territoire piémontais, Rovere nous laisse ici ces quelques notes sommaires, sans dessin, du voyage de 1838 réduit à une simple évocation de notre haut pays limité aux excès de sa géographie et vidé de son humanité. Clemente Rovere appartient à un autre temps. Issu de la petite bourgeoise, il semble sortir tout droit d'un roman du XIX ème siècle. Protégé des Princes, le petit copiste est devenu le greffier d’un monde ancien. Il nous laisse l’image d’un fonctionnaire zélé de la Maison de Savoie entièrement voué à son engagement de dessiner le Piémont mais prisonnier de son obsession, tel un Bartleby à qui l’on aurait ôté le pouvoir de dire non.