C’est une découverte insolite que feront les amoureux du val d’Entraunes en entrant dans la petite chapelle Notre-Dame des Grâces à Villeneuve d’Entraunes: deux tarasques tout droit sorties du bestiaire fantastique médiéval, tenues en laisse par Ste Marthe et Ste Marguerite. Jacques Viany, peintre itinérant vençois exécute en 1638 une de ses premières oeuvres: Notre-Dame des Grâces entre Ste Marthe et Ste Marguerite, oeuvre commanditée par les héritiers de Jean-Louis Arnaud afin de réaliser le vœu formulé par ce dernier en 1610 suite à une inondation catastophique causée par le torrent du Bourdous tout proche. Par testament il avait légué 100 livres pour qu’il soit fait un grans et beau tableau de Notre-Dame des Grâces
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Description de Jean-Loup Fontana.(1)
Parmi les attributs des saints, la tarasque n’est qu’un des multiples avatars du dragon si présent dans toute l’iconographie et la sculpture aussi bien occidentales qu'orientales . Il est avéré que l’attribut ne joue qu’un rôle secondaire dans l’iconographie orientale qui est l’expression d’un peuple lettré alors qu’en Occident les attributs individuels jouent un rôle essentiel dans l’édification d’un peuple illettré. Introduits tardivement vers la fin du XIIème siècle à une époque où la nécessité d’évangéliser davantage de fidèles se fait de plus en plus pressante devant la propagation des hérésies, les attributs individuels (2) envahissent la représentation des Saints au XIIIème siècle afin que le peuple puisse les identifier avec certitude. Les images de St Michel ou de St Georges terrassant le dragon de même que celle de Ste Marguerite yssant du dragon font partie des représentations les plus connues de l’art chétien, figures allégoriques de la lutte du bien contre le mal, de la lumière contre les ténèbres, de l’esprit contre la matière et de la croix sur le paganisme. Ainsi les qualifie-t-on parfois de saints aux dragons. (Drachenheiligen ) Dans la didactique médiévale, ces représentations de saints et leurs attributs sont soit une illustration des textes bibliques où le dragon dompté, enchaîné ou empalé est en conformité avec les textes de l’Apocalypse comme dans le combat de l‘Archange St Michel avec le monstre à sept têtes soit elles sont la mise en relation avec un récit plus ou moins original comme la Tarasque pour Sainte Marthe (considéré très tôt par Voragine comme apocryphe et frivole) ou la prière et la croix pour Sainte-Marguerite. Dans le cas qui nous occupe, c'est l'illustration d'un récit légendaire où le dragon s'affirme l’attribut d’un christianisme dont les héros sont des soldats, des chevaliers, des ermites, des prêtres voire des évêques ou des papes mais ... très rarement des femmes comme Sainte Marthe ou Sainte-Marguerite. Jacques Baudoin (3) nous invite à y concevoir
« un autre, symbole plus raffiné et plus spirituel, qui affirme mieux la puissance suprême de la douceur sur la violence, de l'amour sur la haine, de la charité sur l'égoïsme, qui enseigne qu'on ne doit pas frapper le dragon à mort, mais l'enchanter et le soumettre. Ce symbole, le gracieux génie du peuple de Provence sut l'enchâsser dans la légende de Sainte Marthe et de la Tarasque. »
1. La Tarasque
- L'archétype biblique: Saint-Michel et le dragon
Les textes bibliques ont fourni aux hagiographes le modèle de leurs récits en mettant aux prises l'archange St Michel avec Lucifer, l'ange déchu représenté par le dragon.(4) - La Tarasque apparaît dans les récits colportés par la Légende dorée :
" Il y avait à cette époque sur les rives du Rhône, dans un bois entre Arles et Avignon, un dragon moitié animal-moitié poisson, plus épais qu'un boeuf, plus long qu'un cheval, avec des dents semblables à des épées et grosses comme des cornes, qui était armé de chaque côté de deux boucliers ; il se cachait dans le fleuve, d’où il ôtait la vie à tous passants et submergeait les navires " (5)
Le monstre venu par mer de la Galatie d'Asie avait été engendré par Léviathan, tortueux monstre marin à la double denture du livre de Job et le bison de Galatie nommé Bonachum, animal terrestre " qui projette sa fiente sur ceux qui le poursuivent et les en brûlent" (Luc.10,2.) Sorti des abîmes marins, il se serait réfugié dans les eaux du Rhône. Ce dernier détail pourrait bien être le fruit de la confusion entre la légende de la Tarasque et celle du génie du Rhône, lou dra , le Drac que conte Mistral dans son Poème du Rhône
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Le Trésor du Felibrige nous dit que parmi les nombreux êtres imaginaires de la mythologie populaire, le plus fameux est sans doute le Drac, connu dans toutes nos provinces sous différents aspects comme la représentation du Malin sous une forme soit malicieuse (fées, lutins, farfadets etc...) soit méchante comme le Drac du Rhône , monstre ailé et amphibie qui portait sur le corps d’un reptile les épaules et la tête d’un beau jeune homme. Il habitait le fond du fleuve, où il tâchait d’attirer, pour les dévorer, les imprudents gagnés par la douceur de sa voix. »
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Les tarasques dans la toile de Jacques Viany restent fidèles dans leur représentation physique à la tradition.
Un monstre hybride avec une tête de chien ou de loup , un corps de saurien aux ailes membraneuses et aux pattes griffus affublé de six paires de mamelles. Il est sous Sainte-Marthe représenté menaçant, tenant dans ses crocs un enfant qu'il dévore et de l'autre, il est maîtrisé, tenue en laisse par Ste Marguerite. Le Mal est vaincu.
2. Sainte-Marthe. Sa légende, ses attributs.
Ces attributs ne proviennent pas des évangiles mais de récits colportés par la Légende dorée.
D’après les Ecritures, Marthe est la sœur de Marie-Madeleine et de Lazare. Elle dirigeait la maison de Béthanie avec charité et hospitalité envers les pauvres et offrait l'hospitalité à Jésus et à ses disciples. Après la mort de Jésus, Marthe, Marie-Madeleine et Lazare ,chassés de Judée par les juifs dans un bateau sans voile et sans rame, arrivent en Provence. Ils auraient accosté en Camargue vers l ‘an 48. Marthe remonta le Rhône et s’établit dans la vallée pour mener une vie de pénitence, prêchant et réalisant des miracles. Les populations habitant les bords du fleuve en aval d'Avignon éprouvaient alors les fureurs d'un monstre qui désolait les campagnes et dévorait hommes et bétail. Le monstre au monstre à tête de lion a des «dents aigues comme des épées" . Au lieu nommé par la suite « Tarascon »(6), Marthe aurait dompté la “Tarasque « qui menaçait la Provence, en brandissant la croix et l'aspergeant avec un seau d’eau bénite. C’est la raison pour laquelle elle est représentée avec une croix, un petit seau d’eau bénite ou un bénitier, un aspersoir ou un goupillon. Notons qu’une erreur d’interprétation a par la suite transformé ces attributs en ustensiles liés aux tâches de la vie domestique : louche, cuillère ou trousseau de clés, balai, clef, cuillère à pot, quenouille...et par là elle est devenue la patronne des servantes.
[Collégiale St Martin - La Brigue _ retable de Ste Marthe attribué à L. Bréa]
3. Sainte-Marguerite. Sa légende, ses attributs
Il n’est pas étonnant de retrouver Ste Marguerite auprès de Ste Marthe. Cela provoque parfois des confusions d’identité entre elles (7) .Un bel exemple a été trouvé à l’église paroissiale de Saint Etienne de Tinée dans une représentation qui reprend tous les attributs de sainte Marguerite d’Antioche avec la couleur rouge et la palme, symboles du martyre, la croix avec laquelle elle se libère du dragon, les perles et le dragon. Et pourtant Il ne s’agit en aucun cas d’une représentation de sainte Marthe comme le prétend le cartouche situé sous le tableau. Souvent confondues , elle partage le dragon comme attribut. La figure de Sainte Marguerite fortement implantée dans le monde bysantin arriva en Europe à l’époque des croisades. Mais c'est sainte Jeanne d'Arc qui donna une existence historique à ces deux martyres dont elle entendait les voix, Catherine d'Alexandrie et Marguerite d'Antioche. Dans sa légende dorée , Voragine reprend l’histoire trouvée dans le Ménologue (8)
© photo Michel Graniou. Sainte-Marguerite issant du dragon .. Détail du polyptique attribué à Louis (Ludovic ) Bréa vers 1500-1510. Musée Masséna - Nice.
Marguerite fille d ‘un prêtre païen se convertit très tôt au christianisme sous l’influence de sa nourrice. Un jour qu’elle gardait les moutons, le préfet Olibrius remarqua sa beauté et voulut l’épouser à la condition qu’elle sacrifiât aux idoles. Devant son refus à renier sa foi, il la jeta en prison et la supplicia. Alors que Marguerite priait dans son cachot, un dragon apparut qui l’avala de la tête aux pieds. Mais la Sainte qui s’était munie d’une croix lui creva l’estomac d’où elle sortit saine et sauve. (9)
Ses attributs sont nombreux, parfois des perles car en latin elles se disent margarita mais le plus important reste le dragon d’où elle sort, elle est alors dite yssant - c’est-à-dire issue - du dragon (9 bis). Dès la fin du XVIe siècle elle serait plutôt représentée tenant le dragon en laisse comme dans le tableau de Villeuneuve d'Entraunes où elle porte aussi la croix qui lui permit de vaincre le dragon. A l'exception des perles tous les attributs individuels se retrouvent sur notre toile de même que les attributs génériques de la palme et de la couronne. Par analogie à sa sortie du ventre du dragon, elle est, par ses "vertus maïeutiques" (10), devenue la Sainte Patronne des sages femmes et des accouchées.
[illustration: Fresque de la chapelle Santa-Cristina à Valle di Campoloro (Corse) - Marguerite "yssant de la gueule du dragon" (15e s.)]
Marguerite: Un sainte militante ?
Dans son étude sur l'image de Sainte-Marguerite d'Antioche en Provence, Martine Creusy-Chopard (11) , évoque une évolution de la représentation de Marguerite après le concile de Trente.
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Un tournant iconographique où des attributs supplémentaires apparaissent comme la palme , symbole du martyre et la couronne qui consacre la sainteté. Ces attributs nouveaux ne sont ni portés ni tenus par la sainte mais présentés ou tendus par un ange . Ce qui n'est pas le cas dans le tableau de Jacques Viany
- L’image de la sainte yssant , s’extirpant du Dragon, disparaît complètement dès le début du 17 ème de même que le pan du manteau sortant encore de la gueule du dragon.
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Elle apparaît dorénavant près du dragon, le foulant au pied ou le tenant en laisse. Ce tournant iconographique s'affirmerait dans une "volonté épuratrice du fantastique de l'image de la part de l'église, souci de rationaliser, d'évacuer le surnaturel de la légende. Le dragon passant au second plan, la sainte dévorée laisse place à la sainte Militante moins hiératique plus en mouvement, la palme et la couronne confirmant, ainsi, son statut de martyre et sa sainteté!
En guise de conclusion
Cependant, il sera difficile d'appliquer au tableau de Villeneuve d'Entraunes cette vision d'une Marguerite militante dans la mesure où Viany n'a fait que répondre à une commande très claire de ses commanditaires à savoir la réalisation d'un ex-voto en remerciement d'une grâce obtenue à l'issue du vœu formulé par le très pieu Jean-Louis Arnaud de calmer les eaux du Bourdous.
Interrogeons nous simplement sur le pourquoi d'une tarasque à Villeneuve d'Entraunes. Jacques Viany (14) connaissait sans aucun doute la légende et les représentations de ses illustres prédécesseurs. Ce peintre vençois d'origine a résidé et travaillé de 1614 à 1620 à Aix-en-Provence notamment à l'Observance (couvent fransciscain démantelé sous la révolution), il a peint une Annonciation pour la chapelle de l'Annonciade.
Cathédrale St Sauveur d'Aix-en-Provence [Ministère de la Culture - Médiathèque du Patrimoine - © Médéric Mieusement]
Puis il est revenu travaillé dans l'évêché de Vence, de Grasse, de Nice et Glandèves(14).Son long séjour dans la région aixoise, l'a forcément amené à être confronté à la légende provençale de la Tarasque, à peut-être contempler le retable de Ste Marthe et la tarasque à la cathédrale St Sauveur d'Aix en Provence ou à participer à ces populaires processions de Rogations où l'on demande à Dieu protection et bénédiction pour les cultures et les biens de la terre en promenant la tarasque légendaire jusqu'à la mort sacrificielle de son effigie afin d'exorciser les débordements intempestifs du Rhône. Car c'est bien d'eau dont il s'agit, d'eaux débordantes, ici comme ailleurs, d'eaux noires comme les flots de laves charriées par le torrent du Bourdous, petit monstre alpin, dont les crues dévastent le village de Villeneuve d'Entraunes emportant tout sur son passage. Le torrent se fait dragon. Drac, vouivre, Achéloos ou Tarasque qu’importe, dans l’imaginaire collectif (15) ses eaux boueuses incarnent le mal absolu. Face à ce péril, l'église réécrit la légende selon un modèle invariable celui de St Georges terrassant le Dragon. Elle oppose à la figure du mal une âme sainte, celle de Ste Marthe débarrassant Villeneuve d'Entraunes de sa "Tarasque" et plaçant le village sous la protection de la vierge dans cette chapelle Notre-Dame-des-Grâces située près du Bourdous comme un dernier rempart contre le mal.